dreamland welcomes you - 1998/2003
photographies | texte | écrits
Quand Élisa m’a appelé pour me proposer de publier un portfolio de mes années British j’avais accepté avec entrain. Quand elle m’a demandé si je pouvais écrire aussi j’ai répondu mollement que j’essaierai. Quand elle m’a demandé de parler du Brexit j’ai dit oui-oui mais j’ai pensé no-no ! Quand j’ai raccroché je me suis dit : « Oh boy, qu’est-ce que je vais pouvoir raconter ? ». C’était loin tout ça et autant j’allais me replonger avec joie dans un corpus d’images de ce que je considère mes années de formation – pour reprendre la formule consacrée – autant je n’avais jamais envisagé d’y mêler le récit. Et puis je n’y ai plus pensé pendant quelques semaines. La date fatidique approchant je me suis attablé à reculons pour faire appel à ma mémoire si souvent défaillante. Au final c’est sorti tout seul. Et je t’en sais gré Élisa. For whatever it’s worth.
AÏE LEUV'!
Cela fait huit mois que je vis à Londres ; après Tooting Broadway, en bas sur la carte de la métropole, j’habite depuis quelques semaines le quartier de Brixton, dans un sud plus proche du centre. Up the hill, en haut de la colline, à New Park road qui a des airs de village dans la ville. Enfin pas trop au niveau architectural. Là c’est zéro intérêt : une rue, sans âme, parsemée de quelques arbres faméliques et bordée de bâtiments de deux étages, sans charme. Je sous-loue une piaule en coloc’ dans un typique flat above a shop (Common People, bien sûr). Mais c’est dans le rapport entre ses habitants que le rural prend le pas sur l’urbain. Tout le monde se connait, se salue. Même la tenancière du veggie shop ou j’achète mes légumes, une femme rondelette d’une soixante d’année et qui a dû être assez belle à son heure, me lance déjà avec son accent cockney des « Aïe leuv’ ! » (« Hi love ») dès que je franchis la porte. Je perçois enfin le sens de la communauté anglo-saxonne, la fameuse community si difficile à expliquer. T’en fais partie ou t’es un étranger, que tu sois un étranger ou un pur British. Et quand t’en fais partie c’est comme la famille.
Je le découvre à mon bénéfice et à ma grande surprise un soir au Sultan. Le Sultan c’est mon local, le pub d’à côté que je fréquente plus qu’à mon tour. T’es un peu obligé d’en choisir un et de t’y tenir. J’aime bien celui-là, les colocs aussi, et en plus il est à vingt mètres de chez moi. Ce soir là je suis installé au fond de la salle, pinte de Guiness à portée de main, je regarde un match d’Arsenal, mon équipe, sur le grand écran. On est en 1999, en plein dans les grandes années Wenger et sa troupe de frenchies : Henry, Vieira, Pires et autres champions du Monde de l’été passé. C’est ce qui m’a fait choisir ces Gunners, que je me coltine depuis. C’est comme pour le pub, t’es un peu obligé de choisir une équipe et de t’y tenir. Le foot en Angleterre c’est un moyen hyper pratique pour lier connaissance. « Who d’you support? » est une entrée en matière aussi classique qu’efficace. Ici tu supportes une équipe avant même de pouvoir parler et c’est assez rare de tomber sur quelqu’un que le sujet n’enflamme pas, toutes classes sociales confondues. Au Sultan, ils sont majoritairement Chelsea, l’équipe la plus proche. Ça chambre pas mal entre supporteurs, avec un humour typiquement britannique dont je ne me lasse pas. Anyway.
Je sirote donc ma bière quand un type que je n’avais jamais vu entre dans le pub. Un grand mec, le visage dur et émacié. Lui je vois tout de suite qu’il est pas là pour se marrer. Il commande son verre et scanne d’un regard panoramique la clientèle, pas trop nombreuse ce soir. Je ne fais pas trop gaffe jusqu’à ce qu’il vienne s’assoir pile devant moi. Ce ne sont pas les places qui manquent et je sens les embrouilles arriver plus vite que Titi balle au pied. Mais je ne vois décidément plus rien et me décide finalement à lui tapoter gentiment sur l’épaule pour lui demander, please mate, de se décaler un peu. Il se retourne plus vite que Bergkamp dos au but et me lâche un "don’t you fuckin’ touch me !" sans ambiguïté. Un peu de ma bière se renverse sur le terrain. Je le sens prêt à tacler les deux pieds décollés et je sais bien qui de nous deux fera appel au soigneur. Mais avant d’en arriver là l’arbitre, à savoir le patron qui veille, intervient et gueule au type de venir le voir. Il s’exécute et les deux discutent trente secondes au bar. Finalement le mec revient et je reste sans voix en l’entendant s’excuser et m’amener une nouvelle bière, prétextant qu’il ne savait pas que j’étais local. Puis il va s’assoir sagement à distance et ne l’ouvre plus. A la mi-temps j’irai à mon tour payer une bière au patron, qui me confie que ce n’est pas la première fois que l’autre vient casser l’ambiance et qu’il l’avait vu venir. Un peu plus tard en rentrant chez moi je réalise que ça y’est, je fais partie de la community. Moi qui n’aime pourtant guère les bandes, les appartenances et les comportements grégaires je me surprends à en tirer une joie matinée de fierté.
EVERYDAY IS LIKE SUNDAY
Au printemps 2002, à moins que ce ne soit le début de l’été, je ne sais plus trop, je décide d’aller à Southend-on-Sea, une des cités balnéaires du sud-est de l’Angleterre. Je me souviens qu’on est hors saison, la ville est encore à moitié endormie, mais il fait déjà presque beau. J’ai entrepris de photographier quelques seaside resorts du pays ; la Grande-Bretagne est avant tout une île et l’idée me parait tomber sous le sens. Faut dire aussi que quand je pense ville côtière anglaise j’ai immédiatement la chanson Everyday is like Sunday de Morrissey qui me trotte dans la tête. (En écrivant ces lignes je décide de me la repasser, histoire de faire remonter les souvenirs. Et je découvre que la vidéo, qui a pour le moins vieilli, a été tournée…à Southend !)
Je traîne donc dans la petite cité de bord de mer qui ressemble fort à celles que j’ai déjà visitées, Brighton, Margate, Eastbourne. Elles sont un peu toutes foutues pareil. En sortant de la gare on déboule dans une main street aux grandes enseignes franchisées les mêmes qu’ailleurs (encore merci les économies d’échelle hein !) et qui descend vers la mer. Mais ce que l’on ne trouve pas ailleurs ce sont les nombreux greasy spoons (pour bouffer rapide, pas cher et pas trop diététique) et les immanquables fish & chips. Du coup la première odeur qui nous submerge n’est pas le parfum iodé des embruns de la Manche…mais bel et bien l’huile de friture. C’est particulier mais, quoique cela m’étonne, je ne trouve pas ça déplaisant. J’avoue que, gamin, j’adorais l’odeur des pompes à essence et des échappements de camions alors y’a de la marge.
Un des trucs caractéristiques des stations balnéaires britanniques et qui me fait rêver comme un gosse est l’immanquable pier, cette jetée qui s’élance crânement à l’assaut de la mer. James Joyce les comparait génialement à des « ponts déçus ». Elles en ont toutes au moins une, Brighton à sa grande époque en comptait même trois. Héritage de l’Angleterre victorienne de la fin du XIXème, elles abritaient pour la plupart des parcs d’attractions et des théâtres. Au siècle dernier avec l’envolée du tourisme de masse les anglais en vacances les ont délaissées pour aller prendre des bitures et des coups de soleil vers des destinations plus exotiques. Peu des magnifiques pavillons en bois qu’elles supportaient ont survécu, et nombre de jetées se sont fait engloutir par la mer. Celle de Southend est la plus longue au Monde, avec son joli petit train qui parcourt toujours ses deux kilomètres.
J’en reviens et j’arpente maintenant, doucement et aux aguets, la rue qui longe la plage. Je tombe alors sur une mère et son fils qui passent le temps dans une sorte de mini jardin d’enfant. Lui joue seul dans un bolide en plastique, elle est à côté, occupée à finir consciencieusement une glace (celle du petit ?) tout en gardant un œil sur l’enfant. Everyday is like Sunday, everyday is silent and grey (chaque jour est comme un dimanche, chaque jour est silencieux et gris) me vient à l’oreille. Je photographie la scène. Je regarde la mère, je la vois qui me regarde. Je prends quelques photos sans me cacher, elle ne bronche pas. En repartant je lui souris, la salue et en retour elle me balance un « you like children, don’t you ?… » plein de sous-entendus. Le temps que le truc monte au cerveau, que je me demande si j’ai bien entendu et que je comprenne enfin j’ai déjà fait quelques pas. J’en reste abasourdi et ne prends pas la peine, à tort ou à raison, de rebrousser chemin pour lui répondre.
IT'NOT NORMAL TO DRINK MORE THAN YOU WEIGHT
On connait tous le penchant des angliches pour la picole, le bon vieux poncif, mais faut bien admettre que ce n’est pas du tout exagéré. Je l’avais déjà expérimenté bien avant d’y vivre. C’était en ‘91, j’avais dix neuf ans quand je suis allé rendre visite à mon frère qui étudiait alors à Newcastle. C’est d’ailleurs un peu grâce à lui que je suis devenu, à mon tour, anglophile. Thanx for that bro’. On était sorti un soir à Bigg Market, le quartier des pubs. Le frangin m’avais prévenu et je n’avais pas été déçu du voyage. La place où sont concentrés une vingtaine de bars dégueulaient de types tous plus bourrés et braillards les uns que les autres ; en bras de chemise alors que je me pelais sévère sous mon écharpe. Les filles n’étaient pas en reste, mini jupe, Dr Martens montantes et half a lager (un demi) de rigueur à la main.
Dix ans plus tard, expatrié à Londres je constate que la booze culture n’a pas pris une ride. Dans une interview pour le New Musical Express, Bernard Sumner, ex-guitariste de Joy Division et fondateur de New Order, au journaliste qui lui demande si un de ses acolytes est un gros buveur (pas le genre de questions qu’on pose chez nous…) de répondre : « pas qu’un peu…ce n’est pas normal de boire plus que tu ne pèses ! » (pas non plus le genre de réponse etc.). Quoique n’atteignant pas tout à fait la démesure du Nord de l’Angleterre, le phénomène de binge drinking (beuverie express) est bien visible dans les rues de la capitale dès la fermeture des pubs, vers 23h.
Ce vendredi soir je suis avec des potes dans le quartier un peu bobo de Clapham Common. On est allé dîner au Gastro, un restaurant français dont my mate Boris, serbe, ma copine Paola, italienne et Zehra, une amie anglaise ne se lassent pas. Notre petite troupe est d’un cosmopolite typiquement londonien. En sortant du resto, l’artère principale est remplie d’une jeunesse aussi agitée qu’avinée. Ça chante, ça gueule, ça pisse et ça gerbe un peu partout, garçons comme filles. Au début ça surprend et puis au bout de quelques temps tu fais même plus gaffe, sauf où tu marches. On décide d’aller finir la soirée en douceur dans un lounge pas trop connu, à quelques rues de là.
Avant de rentrer dans le club on fait la halte de rigueur à l’épicerie mitoyenne. Comme d’hab’ et selon la règle de la maison, j’achète une canette de coca ou n’importe quel truc, en général le moins cher avant de pousser la porte latérale. Je me retrouve alors dans un couloir totalement blanc éclairé par des néons tout aussi blanc et un peu trop violents. On est quelques uns à faire la queue mais ça ne traîne pas. Quand arrive mon tour je tends au grand rasta qui se tient là un bifton de £20 et lui me file un sachet d’herbe bien dodu. Je retrouve ensuite les potos devant l’entrée du club, le Café Cairo et l’on rentre s’affaler sur des coussins confortables, sous une lumière tamisée dans un décor arabo-oriental. Le DJ passe du Transglobal Underground et autre Asian Dub Foundation, dans les alcôves ça discute doucement en sirotant du thé à la menthe, ça se bécote ou ça comate. Le tout dans un doux nuage de weed. Il parait que les flics connaissent l’endroit mais laissent faire. De temps à autre le lieu est fermé sans plus d’explication mais il ne tarde jamais à rouvrir. Pour le plus grand bonheur de quelques connaisseurs qui refilent le tuyau avec parcimonie.
GOD IS A DJ
Ce matin je suis allé photographier une messe gospel à l’église St. Matthew’s de Brixton. L’assemblée est cent-pour-cent afro-caribéenne, ce qui n’est pas étonnant dans un quartier qui l’est au moins aux trois quarts. Tout le monde a enfilé son best bib and tucker (sur son trente-et-un quoi), jusqu’aux gamins qui ont revêtu leur beau pantalon impeccablement repassé avec le pli sur le devant. Moi qui suis pourtant du genre athée tendance intégriste je ne cache pas que j’ai trouvé tout le machin plutôt sympathique. Évidemment pas les bondieuseries inhérentes au rituel et qu’il a bien fallu que je me farcisse. Mais la ferveur, les chants, la musique live, les grands sourires et la bienveillance communicative des dévots m’ont fait oublier le côté ubuesque du cérémonial pendant un temps. Les hurlements, les pleurs et les (pseudos ?) évanouissement un peu moins, forcément.
Le soir même j’y suis retourné. Mais pas pour les vêpres, ça c’est sûr. Cette fois-ci je ne suis pas passé par la porte principale avec ses impressionnantes colonnes doriques mais j’ai emprunté l’escalier sur le côté, celui qui descend au sous-sol et mène au Bug Bar, un spot branché. C’est ce qui fait la singularité de St. Matthews’s church : alors que, fautes de paroissiens, de plus en plus d’églises sont tout simplement désacralisées pour en faire notamment des lieux culturels, ici on fait dans le mélange des genres. C’est ainsi qu’à une extrémité de cette église on y prie, au-dessous on y boit et à l’autre bout on y danse…puisque toute la partie arrière du bâtiment abrite un club, le bien nommé Mass. C’est d’ailleurs là que je me rends en sortant du Bug.
Ce soir-là c’est un peu particulier. La queue à l’entrée est plus longue qu’à l’accoutumée mais comme je vais faire des photos mon nom est sur la liste et je la squeeze. A l’intérieur les clubbers ont suivi à la lettre les consignes strictes du dress-code sous peine de se voir refuser l’entrée. Une jolie femme enceinte apparaît en bas noirs et lingerie en cuir. Il y a beaucoup de latex, de mecs torse nu et visage grimé, de fouets et de laisses au bout de colliers. C’est Torture Garden, une nuit fétichiste et SM. La foule est dense et danse sur la piste rebaptisée pour l’occasion dungeon arena sur du son Post Industrial, Ambient Erotica ou encore Dark Boudoir. Après les bigoteries du matin le grand écart est complet. Tout cela est assez étrange mais ça reste malgré tout relativement bon enfant. Ça l’est probablement moins dans la backroom mais un molosse ne me laisse pas rentrer avec mon matos photo. Et je n’ai pas d’appareil miniature planqué sous la veste pour la jouer façon JC Bourcart dans les bordels de Francfort.
En sortant de là quelques heures plus tard je me mets dans les oreilles un bon vieux Faithless parce que quand même : This is my church // This is where I heal my hurts // For tonight // God is a DJ.