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les frères-pareils 2014

photographies | texte | écrits | vidéos

AUTEUR EN QUÊTE DE PERSONNAGES

​Je vais traîner à la médiathèque rue Féray – une qui n’a pas encore cramé – à la recherche de mes personnages. Je n’ai pas encore trouvé de volontaires assez téméraires, ou cinglés, pour prendre part à mon projet. Je commence à flipper. Un peu.

Le bâtiment est aussi terne que son nom l’annonce et ne prend donc personne par surprise. Du béton brut, des tubes d’acier colorés et du plastique. Beaucoup de plastique. Ce n’est pas trop surprenant à Corbeil-Essonnes, où alternent le franchement moche et le coquet, les grandes barres d’immeubles et les maisons bourgeoises en meulières. C’est con, je déteste la meulière, ça m’a toujours foutu le cafard. Le vieux centre n’est pas sans charme. Mais il semble épuisé de résister aux assauts des grands ensembles qui l’assiègent. Heureusement il y a des fleurs. Beaucoup de fleurs. Ça aide. Un peu.

Je pénètre dans l’immeuble. À gauche la section jeunesse, à droite un espace d’expositions temporaires. Je prends l’escalier en face quand j’aperçois du coin de l’œil un type en contrebas qui regarde, non, qui scrute, les dessins accrochés aux murs. Les cheveux mi-longs mal peignés, une barbe de trois jours sur un visage émacié, un sac en plastique blanc dans une main. Je redescends pour aller le voir de plus près mais il s’est déjà posté devant la table où est posé le livre d’or. Il le parcourt et fait défiler les pages jusqu’à la première entièrement vierge. Il place en vis-à-vis le dépliant de l’exposition, stylo en main. Ses yeux vont de l’un à l’autre, hésitant manifestement sur le choix de ses mots. De temps en temps il jette des regards anxieux alentour. Il ne me remarque pas qui l’observe, façon Philip Marlowe en pleine filature. Je compte bien aller lui parler quand il aura terminé mais il n’arrive décidément pas à commencer. Au bout de cinq minutes de ce petit manège je décide de l’attendre au soleil et je sors fumer une clope, tout en gardant un œil sur la sortie. Cinq autres minutes se défilent et je le vois toujours plié en deux sur son affaire. Cette fois il semble avoir commencé à noircir sa page. Je m’adosse au mur et trifouille mon téléphone, autant pour patienter que pour me donner une contenance. Je pourrais doucement me lasser quand j’aperçois à l’autre bout du bâtiment une silhouette qui se dirige vers l’entrée. À mesure qu’elle se fait plus précise, je découvre qu’il s’agit du type que j’attends depuis maintenant près d’un quart d’heure. Il a dû sortir par derrière et, je n’en crois pas ma veine, il revient. Mais arrivé à mon niveau j’ai l’impression que son visage a changé… Tout en étant le même (?!). Il rentre et va directement rejoindre… son double qui n’en finit pas d’écrire son mot. Fuck me, des jumeaux !

LA RENCONTRE

​Pendant que jumeau #1 continue sa gageure, j’accoste jumeau #2 qui parcourt l’expo, sac en plastique en main lui aussi. Il s’appelle Gilles. Je lui expose les grandes lignes de mon projet de résidence. Il m’interrompt, me dit qu’il a lu quelque chose, quelque part, à ce sujet et qu’ils avaient même plaisanté son frère et lui à l’idée d’être photographiés chez eux. À ce moment je ne comprends pas encore ce que cette idée a de si drôle.

Jumeau #1, Éric, nous rejoint enfin. Il semble avoir dix ans de plus que son frère. On fait connaissance. Les deux sont excessivement curieux de tout ce qui passe sur la scène artistique, ne ratent pas une expo, que ce soit à la MJC de Corbeil ou au Grand Palais à Paris. Leur culture rock des années 70-80 est encyclopédique, proprement ahurissante.

Ils m’expliquent qu’ils sont en train de déménager. Je ne comprends pas tout mais, en gros, ça fait un an et demi qu’ils attendent d’être relogés. Ils me parlent d’un voisin, « le tyran », qui pourrit la vie de tout l’immeuble et c’est à cause de lui qu’ils ont décidé de partir. Mais du coup, il n’y a absolument pas la place pour y faire des photos, ni quoi que ce soit apparemment. Moi j’imagine plutôt le contraire, un espace à moitié vide et du coup j’ai du mal à voir le problème. J’insiste quand même pour leur tirer le portrait entre deux cartons. Ça paraît vraiment compliqué, ils se lancent des regards pleins de sous-entendus, je vois bien qu’il y a un truc qu’ils ne me disent pas. Ils s’écartent discuter en aparté. Et puis ils reviennent m’annoncer qu’ils acceptent.

L'APPARTEMENT

​Il est 19 heures passées et le soleil de mars s’apprête à se coucher. On se dépêche pour attraper un RER qui nous dépose à la gare suivante, Moulin-Galant. Leur appartement est au troisième et dernier étage d’un immeuble tout en longueur, coincé entre les silhouettes inquiétantes des grands arbres du bois Dormoy et des petites maisons… En meulières. On pénètre dans le hall, Éric s’essuie les pieds pendant un temps interminable. Puis c’est au tour de Gilles. Comme ils lorgnent sur mes pompes d’un œil anxieux, je les imite. Avant de monter, les deux me font signe de ne pas faire de bruit. « Le tyran »… La tension est palpable, je commence à me demander où j’ai mis les pieds. Arrivés sur le palier, l’un me désigne la porte du voisin avec un sourire moqueur en pointant les marques des assauts qu’elle a subis. L’autre fait une mine plus confite en m’indiquant les mêmes traces de coups qui constellent la leur, en face. En cette période de centenaire de la Grande Guerre, j’ai l’impression d’être en plein no man’s land entre deux lignes de tranchées. Éric entrouvre la porte et me demande de patienter avant de disparaître à l’intérieur. Comme pour tout avec ces deux-là, ça prend des plombes. Il sort finalement la tête et me fait signe d’entrer. Je dois me faufiler pour passer la porte, qu’il ouvre à peine. Une fois à l’intérieur je pige enfin pourquoi. Ou plutôt non. On se serre tous les trois sur un minuscule rectangle, long comme la largeur d’un couloir, large comme un paillasson. Devant nous, à droite, à gauche, s’étale une mer de sacs en plastique, remplis et placés méticuleusement les uns à côté des autres. Leurs bretelles sont repliées sur le dessus de façon identique, chacun forme un rectangle parfait, telles les pierres de taille d’une future citadelle en plastoc. Toc toc. L’ensemble est si dense qu’il n’y a pas la place d’y passer un doigt. Éric et Gilles sont très inquiets que je ne les touche accidentellement, comme s’il s’agissait de dominos prêts à s’effondrer au moindre frôlement. La cuisine, le couloir, les toilettes, le salon et le reste des pièces que je ne peux que deviner sont ainsi recouverts de cette écume polymère. Quelques cartons entassés à un bout suggèrent effectivement un déménagement. Sans eux on penserait aisément avoir affaire à une installation d’art contemporain. D’art plastique, si j’osais. L’ensemble produit un effet d’une beauté aussi fascinante qu’inquiétante. Je réalise alors la confiance qu’ils me font et le privilège qui est le mien. Je commence aussi à réaliser dans quoi j’ai mis les pieds.

Nous nous fixons rendez-vous la semaine suivante avant de nous séparer. Plus tard ce soir-là, je suspecte que c’est autant moi qui ai trouvé mes personnages que eux qui ont trouvé un auteur.

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