pursuit- 2010
photographies | texte | écrits
PLEASE COME AGAIN - extraits
Le grand panneau d’affichage du motel ne déconne donc pas, ni mon calcul mental pour convertir les Fahrenheit en degrés Celsius. En mettant le nez dehors je me rends compte que les -3°F qu’il annonce ne sont pas de la blague et qu’ils correspondent effectivement aux -19°C de chez nous. Je ne suis absolument pas équipé pour affronter un froid pareil, parti la fleur au fusil avec un simple blouson en coton et une paire de mitaines. Je me dépêche de remonter Main street, vide et grise de neige, pour me réfugier dans la chaleur du Custer Saloon.
J’ai rencard avec Krystal pour lui tirer le portrait. Elle est derrière son comptoir, fumant clopes sur clopes entre les verres qu’elle sert aux quelques clients qui sont déjà là en ce début d’après-midi. Ils sont rassemblés avec le patron autour de la table de shuffleboard et font des un contre un à $5 la partie. Le trait de crayon noir autour de ses grands yeux un peu plus appuyé que la veille, le rouge à lèvres un peu plus vif, ses boucles d’oreilles et d’autres petits détails me font deviner d’emblée que Krystal n’a pas changé d’avis. Elle m’annonce, sur le ton de la confidence, qu’elle a appelé sa mère pour connaître le nom du type qui l’avait photographiée. C’est un certain Richard Avedon et le bouquin «The American West, ou un truc du genre. Ça te dit quelque chose ?».
Pour bénéficier de la lumière du jour je décide de la photographier près de la porte qui donne sur la ruelle de derrière. Je la coince avec une pierre, donne quelques instructions à Krystal et je la photographie. Après quelques minutes le patron très agité arrive et nous engueule, nous reprochant de faire refroidir tout le bar. Ce n’est pas complètement faux. Ce qui met fin prématurément à notre séance, mais je pense avoir ce que je cherchais. S’adressant à Krystal il assène un « si tu veux te le faire, ramène-le chez toi » et repart. Le masque froid et austère de son visage laisse alors place à une profonde tristesse, elle se met à pleurer et n’en finit pas de s’excuser pour l’attitude de son boss. J’ai beau la rassurer et lui dire que j’ai l’habitude de ce genre de réaction, elle me confie que de toute façon elle en a marre de bosser pour ce con et qu’il est grand temps de démissionner.
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Je n’ai pas beaucoup à marcher pour essayer de trouver Linda-Patrick, un transsexuel que j’ai photographié la veille. Le foyer pour sans abris qui l’héberge depuis qu’elle est sortie de prison est à deux pas de mon motel. Son portrait en extérieur pourrait me suffire mais j’ai le sentiment qu’un nu serait plus adapté à la complexité du personnage. Quand j’arrive elle prend le soleil au même endroit que la veille, entourée des mêmes visages vieillis prématurément, tous occupés à tuer le temps à coups de parties de cartes et de cigarettes mal roulées. Malgré son maquillage et sa teinture blonde Linda est assurément masculine, une armoire à glace d’1,90m à la voix grave. Je n’ai pas le temps de lui dire ce qui m’amène qu’elle sort de son portefeuille une photo et me la colle sous le nez en me demandant si je veux voir à quoi ressemble son nouveau sexe. Elle en est très contente et très fière et j’acquiesce en cachant au mieux ma perplexité. J’en profite pour lui glisser ma requête qu’elle accepte sans hésitation.
On s’est installé dans ma chambre de motel et avant de faire les photos j’essaie d’en savoir un peu plus sur sa vie. Très affable elle ne se fait pas prier et m’en narre les grandes lignes. Né Patrick en Allemagne 42 ans plus tôt de parents qui le confient à un orphelinat et qu’elle ne connaîtra jamais, elle est adoptée et élevée par un couple de missionnaires américains. Elle passe la majeure partie de son enfance sur le continent africain avant de venir vivre aux Etats-Unis à son adolescence. Pas très motivée par les études elle commence à travailler très jeune et effectue quantités de petits boulots, tous franchement plus virils les uns que les autres : conducteur de trains de marchandises, manœuvre dans les champs de pétrole, troufion dans l’armée mais dont elle se fait virer assez rapidement. Tout cela ponctué de petits séjours en prison pour des délits sans gravité. Mais le dernier en date, un vol de fils d’aluminium pour les revendre, l’y renvoie pour une durée plus conséquente et dont elle sort à peine quand je la rencontre. Je ne sais pas à quel moment elle prend conscience de son homosexualité mais c’est lors de cette dernière incarcération que Patrick décide de devenir, officiellement et physiquement, Linda. Et comme les autorités pénitentiaires ne veulent pas lui accorder l’opération de changement de sexe qu’elle demande à répétition elle s’émascule elle-même, les forçant ainsi à finir le travail.
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Après deux heures de route et pile à l’heure je viens frapper à la porte de chez Ginni, à Richmond, Virginia. Elle m'ouvre couverte d'une simple serviette de bain, les cheveux mouillés. Elle sort manifestement de la douche. Passé ma surprise, je lui dis qu'elle est courageuse d'ouvrir à un étranger dans une telle tenue et nous éclatons de rire tous les deux. C'est une petite femme de 38 ans, pleine de vitalité, avec quelques kilos superflus mais qui n'est pas sans charme. Elle est divorcée, a une fille de 8 ans dont elle s'occupe le weekend. La semaine, elle semble passer ses journées sur Facebook. Elle ne travaille pas et est retournée vivre chez sa mère depuis qu'elle a perdu son boulot. On prend un café, on discute de ce que je cherche, elle est confiante que je trouverai mon bonheur parmi ses amis. Je la dépose une demi-heure plus tard chez son psy (elle n'a pas de voiture) et nous nous donnons rendez-vous le mardi suivant.
Je file ensuite chez Gale, à deux blocs de là, même si un monde les sépare. Gale m’accueille avec un grand sourire. C’est une femme de quarante cinq ans au regard intense, des traits légèrement masculins et une poitrine artificiellement intimidante. Son enthousiasme et son affabilité me mettent vite à l'aise. Elle vit dans une grande maison de ville sur trois étages, dans le quartier de l'université, avec trois jeunes à qui elle sous-loue des chambres. Elle est divorcée, a une fille de 7 ans et tenait quelques années auparavant un strip-club très rentable. Ces temps-ci, après avoir été vendeuse de sex toys pour housewives insatisfaites, elle se fait entretenir par des hommes de tous âges qui ont de l'argent à ne savoir qu'en faire. C'est une sorte d’escort girl et ne s'en cache pas, n’en tire ni honte ni fierté. « Tant qu’à coucher avec des hommes, autant que ça rapporte ! ». Elle parle à une vitesse ahurissante et je ne comprends qu’un mot sur trois de ce qu'elle me raconte. Ses compatriotes n'en comprenant qu'un sur deux je ne suis pas trop vexé. Alex, un jeune homme de 25 ans, apparaît torse nu. Il semble avoir le visage trop petit sur son corps bodybuildé. Je fais son portrait, pendant que Gale discute online avec son prochain sugar daddy. Je la photographie ensuite, dehors sur le porche. Puis Gale me propose de passer la soirée et la nuit là si je n'ai rien d'autre de prévu et j'accepte. La soirée, à l'en croire, s'annonce pleine de fun. Pour s’en assurer elle appelle son dealer et lui passe commande d’ecstasy. Je lui donne vingt dollars pour ma part. Nous sortons un peu plus tard avec Alex et Nicky, ses jeunes colocataires, et allons dans un club du centre ville. Mais c'est salsa night, ce qui n'est du goût d'aucun de nous, et n'aide pas beaucoup la drogue à faire son effet. Tout cela est d'un ennui mortel, nous rentrons vers les 3h. On reste à discuter dans le salon en fumant des pipes d’herbe et deux heures plus tard je les abandonne pour me coucher.
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Ginni et moi allons prendre un café au Starfucks du coin. Elle donne rendez-vous à un type sur le parking pour échanger une demi-douzaine de Xanax (« pour sa femme ») contre de l’herbe (pour nous). On la fume en fin de soirée, tout en se bécotant dans ma voiture garée près de chez elle sous un lampadaire. Je passe la nuit qui suit dans son lit. J’y suis installé et je photographie le ventilateur du plafond quand elle me rejoint. Elle s’assoit sur le bord et commence à trier les cachetons qu’elle gobe tous les soirs. Je n’y prête d’abord pas trop attention quand tout à coup elle me regarde et tire la langue, recouverte de pilules de toutes les couleurs. Je lui demande de tenir la pose et je la photographie ainsi. Elle fait une moue indécise, ne sachant trop si elle doit me maudire ou en rire.
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J’arrive finalement et reconnais Clyde, affairé à nettoyer son mini-van. Il est surpris de me voir débarquer, avoue qu’il n’y croyait pas trop. Sa femme, Sondra, reste en retrait et parle à peine. Leurs trois enfants, qui ont entre 8 et 12 ans, font du vélo entre les trailers, les épaves de tracteurs hors d’usage et les enclos à chiens qui aboient sans discontinuer. Ils semblent vivre dans un dénuement presque total. Il fait très chaud, nous allons tous faire connaissance dans le mobile home. C’est le modèle standard des années 70 : une grande boîte à chaussures de 18 mètres de long sur 4 de large. L’intérieur est à l’image du dehors : minimal, vétuste, légèrement inquiétant. Le mobilier, sommaire, est usé jusqu’à la corde, l’évier en inox a pris la couleur rouille de l’eau du robinet. Je suis à moitié emballé à l’idée d’y passer la nuit et même si la gentillesse de Clyde me rassure je commence à envisager mes options. D’autant que la pauvreté évidente de cette petite famille ne cadre pas vraiment avec ce que je recherche. En chemin je me suis arrêté acheter des bières fraîches au liquor store du coin et j’en propose une à Clyde, qu’il refuse à contrecœur. Il m’explique que le propriétaire, et qui possède également la dizaine de trailers alentour et le terrain sur lequel ils sont échoués, n’autorise pas la consommation d’alcool, même à l’intérieur. Rapport à la religion, le pêché et ces conneries du genre. Clyde a perdu son emploi de vigile à la mine voisine il y a quelques mois, Sondra ne travaille pas. On ressort un peu plus tard et je commence à photographier. Il est difficile de ne pas penser aux travaux de Margaret Bourke-White et d’Erskine Caldwell, ainsi que d’autres grands noms de la FSA des années 30. Rien ne semble avoir changé 70 ans plus tard.
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Je retourne chez Clyde qui n’est pas là, pas plus que Brian le voisin. Il fait très chaud et j’attends assis à l’ombre du trailer, en sirotant une des bières fraîches que je viens d’acheter. Un gamin vient me faire savoir que Clyde ne devrait pas tarder. J’en profite pour lui demander de me présenter à d’autres habitants de ce cul-de-sac paumé au milieu des Appalaches. Il accepte et nous parcourons ensemble le chemin de terre desséchée qui nous éloigne de la route. Nous longeons une rangée d’enclos où des chiens faméliques aboient sans relâche. Flanqué de mon jeune guide je m’approche d’un mobile home, une femme et sa fille attendent en silence à l’ombre d’un auvent. Je me présente et explique ce qui m’amène là. Je ne suis pas du tout sûr qu’elles trouveront leur place dans mon projet mais je fais leur portrait malgré tout, histoire de ne pas les froisser. Della d’abord, et puis sa fille Vick. Les brides mongoloïdes de ses yeux bleus trahissent la présence d’un chromosome superflu. Elle fait sa coquette mais se laisse facilement convaincre par sa mère et derrière sa timidité je vois bien sa fierté à ce que je la photographie. Pendant tout ce temps le gamin qui m’a accompagné nous observe accroupi, légèrement en retrait et les yeux écarquillés, bien décidé à ne rien manquer de cette scène qui le change de son ordinaire. Soudainement un type que je devine être son père déboule sur un quad et, par un regard qui ne prête pas à confusion, intime à son fils de monter en selle. Ils repartent aussi sec et sans un mot dans un nuage de poussière. Della et moi bavardons. Son mari, qui ne souhaitait pas être photographié, s’est joint à nous. Ils ne possèdent presque rien, pas même de voiture, et survivent en cultivant le champ du propriétaire. Vick est effectivement trop « lente » pour être scolarisée et comme ils n’ont pas les moyens de la mettre dans une école spécialisée elle passe ses journées à la maison. Ils m’offrent un café, je leur offre des cigarettes. Della fume comme on déguste un cigare. Elle me confie son rêve de partir, quitter ce trou perdu et tout recommencer ailleurs, anywhere. Ou, mieux encore, partir en voiture, prendre la route et ne jamais s’arrêter. Elle est très touchante, d’autant plus que nous savons tous les deux qu’elle n’en fera jamais rien. Elle me propose encore du café mais il est temps pour moi de repartir. Je leur laisse le reste de mon paquet de clopes et on se dit au revoir en se serrant dans les bras. Dans un murmure Della me glisse à l’oreille “please, come again” comme un appel au secours qui me serre encore la gorge.
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De sa futile planque, sous la table basse, Perry fait apparaître une seringue, une cuillère, une bande élastique et des cachetons oranges. Ce sont des pilules d’Oxycodone, un antidouleur surnommé hillbilly heroin, la dope des Appalaches. Les sans-le-sou du coin se la font prescrire à la louche et la revendent pour se faire un peu de fric. Dealer est à près le seul moyen d’en avoir dans cette partie oubliée des Etats-Unis en crise depuis bien avant l’épisode des sub-primes. Perry, qui a réussi à battre le crack, n’arrive pas à se passer de ce substitut synthétique. Alors qu’il est censé le gober, lui, comme la plupart des addicts du coin, le concasse, le dilue dans de l’eau et s’injecte cette potion orange. Incapable de résister à mon propre fix, je le photographie. Je sens bien que ces images risquent d’être hors-sujet, j’ai un léger goût amer dans la gorge mais je me rassure en me disant que j’aurai toujours le choix de ne pas les éditer. Wishful thinking ? Quand il a fini il remplit la seringue d’eau et l’expulse d’une giclée dans la poubelle qui dégueule. Puis il la refile à Doreen, qui va se piquer dans la cuisine.
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Seattle, Washington. Il est autour de midi et je marche dans “Rain City”, juste après une averse et un peu avant la prochaine, tuant le temps avant de me rendre à l'aéroport. Fraîchement débarqué du ferry qui traverse le Puget Sound, je slalome doucement entre les flaques le long du port. Je ne suis pas à la recherche de nouvelles images, m'intéressant moins aux mégalopoles qu’à l'arrière-pays. D’autant que ces six dernières semaines passées à sillonner les routes du Pacific Northwest en tous sens ont été denses et pleines de promesses. Pathétique, j’essaie vainement de faire le tri des images qui m’occupent l’esprit plutôt que m’imprégner de ces dernières heures dans une des rares villes américaines que j’apprécie pourtant.
Je passe alors devant une Ford Mustang rouge vif garée face à l’étendue d’eau. J’observe du coin de l'œil le jeune couple à son bord. Elle pleure et ses larmes semblent s'écraser sur le pare-brise.
Je ralentis le pas, cherchant à la fois une raison de ne pas ramasser cette photo qui me nargue et un moyen de la prendre avant qu’elle ne disparaisse dans un crissement de pneus. Finalement je fais demi-tour et viens frapper à la vitre du jeune homme. Je leur explique avoir bien conscience que le moment est particulier mais que je souhaite les photographier, m'attendant sans illusion à un refus poli mais définitif. A ma grande surprise ils acceptent et, aussitôt, se redressent et se mettent à poser. Je leur demande de m'oublier. Il remonte son carreau et ils reprennent où ils en étaient, m’oubliant instantanément. Conscient de la force de cette scène comme sortie d'un film des 70s je les photographie frénétiquement, persuadé qu’ils vont enfin sortir de leur bulle et m’envoyer bouler. Ils n’en font rien. Trois-minutes-virgule-deux bobines plus tard je les remercie et les salue d’un pouce levé. Fébrile, je tourne les talons et me retiens de ne pas courir comme un voleur à l’étalage. Je reprends ma route les laissant ainsi, au bord de la leur.