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l'île naufragée
cycle les îles du désir - chap. III
2022/2023

photographies

Nauru, en Océanie, est passé en moins de vingt ans du pays le plus riche à l’un des plus pauvres au monde. Son histoire pourrait être une fiction littéraire où folie des grandeurs et cupidité ont transformé une île paradisiaque en un désastre écologique, économique et social. L’Île Naufragée prend les atours d’un conte métaphorique pour figurer un des grands désastres du XXème siècle. La série pointe la dimension allégorique de la plus petite république du globe, cette Île au trésor qui aurait peut-être mieux fait de le laisser enfoui sous terre.

À Nauru tout commence - et s’arrête - avec le phosphate qu’un géologue découvre par hasard au début du siècle dernier, intrigué par une pierre qui sert à caler une porte de bureau. L’exploitation démarre alors par des puissances Étrangères qui se succèdent et qui vont appauvrir son sol pour enrichir le leur pendant soixante ans. À son indépendance en 1968 les centaines de millions de dollars de l’industrie minière font du nouvel état le plus riche du globe, qui les redistribue fort généreusement à sa population. Parallèlement Nauru investit sa fortune dans la spéculation immobilière. En 1977, l’état fait construire le plus haut building de Melbourne, la Nauru House, avec pour objectif à peine voilé d’exposer au monde le succès de la micro-nation de Micronésie. Un portefeuille foncier est créé par l’intermédiaire de la Nauru Phosphate Royalties Trust : immeubles de bureaux, lotissement pavillonnaire et hôtels de standing.

Pendant deux décennies d’euphorie et d’opulence incontrôlée le petit peuple de pécheurs adopte le mode de vie occidental, se met à hyper-consommer et à dépenser sans compter. Mais le jour des comptes arrive au milieu des années 90s quand le phosphate s’épuise et avec les revenus quasi-exclusifs de l'Île. Entre folie des grandeurs, corruption et inexpérience des décideurs, les investissements immobiliers se révèlent catastrophiques et sont revendus à perte. Désastre économique et écologique, le pays sombre alors inexorablement et devient l’un des plus pauvres de la planète.

Au tournant du XXème la totalité de l’Île était recouverte d’une dense forêt tropicale ; aujourd’hui c’est en grande partie un désert inhabitable. La population est concentrée sur la mince bande côtière à l’allure trompeuse d’éden tropical. Mais topside, le plateau central qui constitue les quatre cinquièmes de l’atoll, ressemble à un champ de ruines où se dressent à perte de vue les pinacles, colonnes de corail reliquats d’un siècle d’extraction à coups de pelles mécaniques du phosphate qui les enserrait. J’ai choisi comme motifs les stigmates de cet exemple avéré d’effondrement de toute une société. J’ai photographié la dichotomie du topos nauruan avec d’un côté le lagon à l’eau turquoise et les palmiers qui ceinturent l’Île et de l’autre, juste derrière ces quelques arbres qui ne cachent plus aucune forêt, des paysages de désolation. à mon retour j’ai fait subir aux négatifs un traitement chimique à base d’acide phosphorique (H3PO4). Le procédé altère l'émulsion, n'épargnant que la seule gamme du rouge, produisant un rendu esthétique qui nous emporte vers la (science) fiction ou la fable mythologique. A l’image de l’Île, ces originaux ainsi sacrifiés dans le phosphate en ressortent irrémédiablement transformés et appauvris, comme une alchimie inversée.

Pendant les années fastes, les îliens s’habituèrent vite à un train de vie de rentiers, fait d’oisiveté, de fast-foods et de voitures de luxe. Quand une auto tombait en panne elle était abandonnée sur place pour être immédiatement remplacée par une neuve fraichement importée. Aujourd’hui encore l’Île est constellée de ces épaves rongées par la rouille dont j’ai fait un inventaire photographique ainsi que des nombreuses stations-essence désaffectées qui ponctuent l’unique route, telles les icones oxydées d’une société court-termiste.

Mais si Nauru évoque, pour le meilleur et pour le pire, le mythe de l’Île au trésor, il n’est pas ici question d'Île déserte et il me fallait “peupler” cette fable documentaire. Et comme il n'est pas de conte sans prince ni princesse L’Île Naufragée ne déroge pas à la règle et j’ai choisi pour incarner le projet deux figures emblématiques de la culture nauruane contemporaine : les haltérophiles et les Miss.

 

C’est depuis les années 1990 que la minuscule Nauru s’est forgée une réputation de grande nation d'haltérophilie, et ses athlètes ont gagné de nombreuses compétitions internationales. Le plus célèbre, Marcus Stephen, fut même président de la République. De nombreux clubs parsèment l’Île où les aspirants champions soulèvent de la fonte dans l’espoir de s’élever eux-mêmes socialement. Je les ai photographiés debout, haltères tenus à bouts de bras au-dessus de leur tête pour suggérer le mythe de Damoclès qui avertit de la condition incertaine de la richesse et du pouvoir. En parallèle à ces princes, j’ai réalisé des portraits de reines de beautés locales, prétendantes au concours annuel de Miss Nauru. En écho aux placements financiers hasardeux et à la période trouble o˘ Nauru fut un paradis fiscal, cet ensemble renvoie à l’économiste John Meynard Keynes qui prend l’image des concours de beauté pour illustrer le fonctionnement des marchés financiers dans sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie.

Un ballet absurde et perpétuel de balayeuses, qui peinent à chasser la poussière de phosphate de la surface de l’île dans un combat perdu d’avance, ajoute à la dimension fictionnelle et mythologique. Le travail se clôt avec l’insouciance et la vitalité de l’enfance, puisque dans toute fable qui se respecte « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ».

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