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la firme

Vendredi


Ingrid, d’Ovenstones Agencies, la compagnie maritime qui affrète le bateau, m’a confié à Dorien Venn, au bureau du Cap. Dorien m’a emmené au port et m’a confié à un type sur le quai. Là une armée de dockers charge une montagne de caisses dans les cales du MV Edinburgh. Je me demande où ils trouvent la place pour faire rentrer tout ça dans ce rafiot sorti tout droit d’une bande dessinée. Le type sur le quai m’a alors confié à un autre type sur le quai pour aller faire tamponner mon passeport. Impressionné et émerveillé comme un gamin de cinq ans sur le point d’embarquer dans une fusée pour la lune, je fais poliment, et sans tout comprendre, ce que l’on me demande gentiment.


Au bureau des douanes je retrouve l’ensemble des passagers qui feront la traversée jusqu’à Tristan Da Cunha. Neuf au total  : six insulaires, un électricien du Cap et une travailleuse sociale de Liverpool. Et moi, donc. Je reconnais immédiatement «  the knee guy  » à sa béquille,  un tristanais à l’âge incertain mais certainement plus tout jeune. C’est Cynthia, mon contact sur l’île, qui le surnomme ainsi. Ça fait un an et demi que je fantasme sur cette île pas comme les autres, dix mois que j’ai réservé ma traversée. Et il s’en est fallu d’un cheveu pour que tout cela foire à cause d’un genou.


Quelques semaines plus tôt Cynthia m’avait exposé la situation simplement  : un tristanais était allé se faire opérer du genou sur le continent, en Afrique du Sud (à pas tout à fait 2800 km…). Si ça se passait bien il prenait son bateau de retour le 16 septembre et moi je venais comme prévu sur le suivant, le 28 octobre. En cas de complications, du genou, le type prenait ma place. Elles sont chiches et très demandées, parfois des années à l’avance, et tout le machin aurait été décalé de plusieurs mois. Avec une expo à produire au printemps je n’en menais pas large les deux semaines qui suivirent à attendre les nouvelles. Une éternité plus tard Cynthia m’écrit : «  le type voyagera avec sa femme le 28 octobre sur le MV Edinburgh…  » et je blêmis un instant avant de lire «…mais il y a eu entre temps des annulations et tu es maintenant numéro huit sur la liste. Je te confirme donc ta réservation.  »
(…)
On devait partir à 13h. Mais le matin même Ingrid m’avait prévenue que le chargement prenait du retard et m'avait conseillé de me pointer à 15h. A 14h elle me disait de venir à 18h. C’est finalement vers minuit que le pilote du port prend les commandes. On largue les amarres et un remorqueur met fin à notre étreinte avec le continent africain. La traversée doit durer de sept à neuf jours, fonction des conditions météo. Les lumières multicolores du Cap s’éloignent, on s’enfonce dans une nuit sans lune, accompagné par les soliloques du moteur et du vent.


***


Malgré la petitesse de la couchette je dors d’un sommeil profond, bercé par l’océan. Il est assez calme en ce début de voyage et en guise de présentation nous gratifie d’un léger roulis en nous épargnant le tangage. (…) Le MV Edinburgh est l’un des deux bateaux d’Ovenstone qui relie Tristan Da Cunha à l’Afrique du Sud. Alors que le Baltic Trader ne transporte que du cargo et quelques passagers, l’Edinburgh est lui un bateau de pêche, comme en témoigne les dizaines de casiers qui recouvrent le pont et le moindre espace libre hors des cales.


Santana, un cubain d’une trentaine d’années qui a pris son quart aux commandes, m’en explique le principe. Le navire part chargé de sa cargaison et de quelques passagers, principalement des tristanais ou des officiels. Plus rarement quelques touristes. Les cales sont vidées à Tristan avant de partir faire sa campagne de pêche autour des trois îles de l’archipel (Nightingale et Innaccessible, inhabitées, en sont les deux autres). Les eaux regorgent de la fameuse langouste de Tristan qu’ils remontent par tonnes dans la limite de leurs quotas. Le tout est congelé au fur et à mesure dans les cales. Au bout d’une quarantaine de jours le bateau repasse à Tristan pour embarquer la pêche des insulaires, conditionnée elle dans la conserverie de l’île, et ramener le tout ainsi que d’éventuels passagers sur le continent.


***


Dimanche


Je suis dans ma cabine quand un membre d’équipage frappe à ma porte. A ce que je comprends le capitaine me fait appeler pour monter voir des baleines et je me précipite. Mais le temps que je parcoure les coursives jusqu'au pont et elles ont disparues  ! C’est décidément pas de bol, les dauphins de la veille m’ont fait le même coup…


C’est un peu pareil avec les tristanais du bord. Je sais qu’ils ne sont pas loin, mais je ne les vois guère. Voire plus du tout pour certains. Depuis le premier repas pris avant le départ où l’on était au complet ils ont disparu dans leur cabine respective pour ne plus réapparaître. Je ne saurais dire si c’est le mal de mer qui les fait se terrer en plein océan ou le souhait de ne pas se mêler aux étrangers. J’ai lu quelque part (probablement dans le Crisis in Utopia de Munch, ma bible sur l’île) qu’à chaque arrivée de bateau à Tristan, soit en moyenne un tous les deux mois, les vieux ne sortent pas de chez eux pendant quelques jours. Histoire de ne pas choper une maladie amenée depuis le continent. Peut-être est-ce la raison de leur discrétion  ?


C’est frustrant, j’ai des tas de questions qui s’entrechoquent dans les cales de mon cerveau, mais elles attendront. Après tout c’est le temps de la traversée, pas encore celui de l’île. Du coup je discute avec l’équipage. Le cuisinier (pardon, le chef  !), un sud africain comme la majorité de la trentaine d’hommes qui le compose, a bossé sur un bateau français et est assez loquace, pour un marin. Il m’apprend que notre valeureux navire, ainsi que tous ceux de la compagnie, est un dry boat. L’oxymore me fait sourire mais sa signification un peu moins  : l’alcool y est interdit. Et de m’expliquer qu’au bout d’une campagne en mer de parfois soixante jours, promiscuité et fatigue aidant, des types avec un coup de trop dans le nez peuvent péter les plombs. Parait qu’une fois ça s’est fini aux couteaux alors ce n’est pas plus mal, m’assure-t-il. J’acquiesce mais la perspective de passer une semaine dans ce rafiot sans une goutte à boire ne me réjouit guère. Voyant ma mine déconfite il tente de me rassurer en me garantissant que sur l’île c’est une autre histoire  ! J’essaie de voir le verre à moitié plein de la bouteille résolument vide en préférant cela que le contraire.


***


Lundi.


Au matin du troisième jour un tristanais (un old timer) fait son apparition au petit-déjeuner. Le visage massif, la peau tannée, l’ancien marin constate à voix haute que le vent a tourné et qu’il vient maintenant de face. D’où le tangage qui nous anime. Je fais le mec qui s’en rend compte mais ça me parait pas évident. De retour dans ma cabine j’ai un gros coup de moins bien et je me laisse tomber lourdement sur ma couchette. Je ne tarde pas à revoir mon petit déj’. Il avait vu juste le vieux loup de mer et pour la première fois de ma vie je découvre les joies du mal de mer. Moi qui me vantais de ne pas y être sensible… L’océan n’est pourtant pas très agité mais bon. Je dors douze heures d’affilée et passe la journée sans manger ni sortir.


Le lendemain j’ai retrouvé des couleurs et mon appétit. Pourtant la mer aussi est en pleine forme et notre bateau est secoué en tous sens. Ça rock et ça roll avec la houle pour donner la rythmique. Je passe une tête dehors, les embruns me fouettent le visage, le vent le glace. J’adore. Les vagues creusent des douves de cinq mètres qui assiègent notre forteresse d’acier détrempé. Une masse d’eau sombre et lugubre, ponctuée de tâches blanches à perte de vue.

(…)
Il semblerait que je ne sois pas le seul à avoir été malade la veille. D’autres passagers en témoignent. On suspecte une indigestion alimentaire plutôt que le mal de mer. Il ne m’en faut pas plus et je décide aussi sec de mettre ça sur le compte du cuistot pour que mon honneur soit sauf.
(…)


***


Vendredi. 


La traversée touche à sa fin. L’océan s’est assagi, il fait un temps magnifique et la visibilité est excellente. A 11h30 on l’aperçoit enfin. Une tache sombre, triangulaire, tout au bout là-bas, posée sur l’horizon. On est encore à cent-trente kilomètres, il nous faudra sept heures pour l’atteindre, mais l’excitation est à son comble. Enfin la mienne tandis que les autres, marins et passagers, semblent relativement blasés. Nous n’avons que quelques heures de retard donc on s’en sort très bien. Il n’y a pas si longtemps me dit-on, après neuf jours de traversée le Baltic n’avait pu jeter l’ancre à cause d’une mauvaise météo. Il s’était alors abrité dans l’ombre d’Innaccessible. Mais au bout de quinze jours à espérer une accalmie qui n’est jamais venue il avait dû rebrousser chemin sans passer par la case Tristan  ! C’est ce qui contribue au charme et a façonné le mythe de cette île. On sait à peu près quand on y part, mais on est jamais sûr de quand, voire si, on y arrive.
(…)
Des îliens sont venus nous accoster avec leur petite embarcation. Une sorte de boite en bois rectangulaire, plus haute que large et ouverte sur la moitié supérieure est posée en son centre. La grue de notre bateau la hisse sur le pont et la demi-douzaine de tristanais s’entasse sur les bancs minuscules de cet étrange ascenseur. Un autre coup de grue maniée par des mains expertes repose le tout sur la chaloupe. Tout le monde assiste à ce manège comme si c’était la chose la plus normale. Moi ça me parait tout à fait insolite et je comprends déjà que l’île a ses façons de faire bien à elle. Le truc étant complet je n’ai pas d’autre choix que de descendre par une échelle de corde le long de la coque. Malgré la houle je préfère cette méthode et je ne me fais pas prier.
(…)


***


Notre petite embarcation chargée de tous ses passagers, avec les six anciens toujours serrés dans leur boite  à sardine, se dirige à faible allure vers Calshot Harbor, la petite anse artificielle qui fait office de port miniature. Pendant cet ultime trait d’union j’en profite pour admirer le panorama qui s’impose à moi. Queen Mary’s Peak, le sommet du volcan qui culmine à deux mille mètres, est masquée par la monumentale falaise qui ceinture l’île. La lumière rasante du soleil couchant révèle le relief et l’intense palette de couleurs. De l’ocre au noir profond pour le minéral, du vert dans toutes ses nuances pour le végétal. Sur une vaste plaine, coincée entre ce mur colossal haut de huit cent mètres et l’immensité de l’océan, Edinburgh of the seven seas, l’unique village que tout le monde ici surnomme "la colonie" (the settlement). Une centaine de maisons, toutes plus ou moins construites sur le même modèle. Basses, rectangulaires et sur un axe Est-Ouest (à moins que ce ne soit l’inverse?), elles ont l’aspect modeste et fonctionnel. À gauche je reconnais la coulée de lave de la fameuse irruption de 1961, une vaste langue de roches volcaniques noires qui tranche avec le vert saturé du pré d’herbe grasse qui la borde. L’ensemble est d’une beauté stupéfiante.


Notre frêle esquif pénètre dans la crique asymétrique du port sous le regard d’une bonne soixantaine de personnes. Presque le quart de la population de l’île quoi. Des mains s’agitent et se répondent, d’autres s’affairent, un bout est lancé, le bateau est arrimé. Je gravis la grosse échelle de la jetée et me voilà débarqué à fuckin’ Trist’n da Cunha  ! À peine le temps de m’en émouvoir qu’une brunette d’une quarantaine d’années vient se présenter. C’est Iris, la proprio de la guest house dans laquelle je vais loger ces deux prochains mois. Nous y allons à pied en traversant la moitié du village, ce qui ne prend que cinq minutes. Tout en marchant Iris me fait la visite commentée. On passe devant la conserverie (le nerf de la guerre ici), les antennes de la radio, les bâtiments de l’administration, le post office (où elle travaille), l’unique supérette (qui a déjà fermé et pour tout le weekend), The Albatros (l’unique pub qui ne va pas tarder à ouvrir) et The Residency, la maison de l’administrateur. Même sans colonnade elle a un petit accent résolument colonial avec sa pelouse bien tondue et l’Union Jack qui claque en haut de son mat blanc.
(…)
Je m’installe dans mon home sweet home. C’est petit  : une cuisine, une chambre et une salle de bain. Et une jolie petite terrasse avec vue sur l’océan. Bref, c’est parfait.


***


Vers les 20h je vais à l’Albatros. J’y rencontre Anne, l’acting administrator (l’administrateur-tout-court qu’elle remplace est en mission au Cap pour quelques mois). Quand je lui explique que je suis venu voir de plus près cette bande d’anarchistes elle me répond en manquant de s’étrangler «  Anarchists  ?! Not on my island!  ». Hmm…William Glass…à peine arrivé et je me demande déjà ce qu’il reste de ton héritage  ? Mais je sais aussi qu’historiquement ils n'en ont toujours fait qu’à leur tête et peu de cas de toute forme d’autorité. A ce stade je me raccroche à cette idée. A part quelques jeunes qui jouent au snooker et aux fléchettes (pas de doute, nous sommes en territoire britannique) il y a tout compte fait assez peu d’autochtones ce vendredi soir à l’Albatros. Martin soupire que ce n’est plus ce que c’était, qu’ils préfèrent rester chez eux regarder la télé, qui pourtant ne crache difficilement que trois chaînes. Putain, même ici…


Il y a par contre toute une troupe d’expatriés. (…) De fait c’est cette petite élite d’outsiders, les «  expats  », qui est aux commandes de l’île. Et ça s’explique facilement. A coups de pintes de bières et de gin-tos comme lubrifiant on m’en explique les rouages à voix basse. Les tristanais, et en particulier les mecs, ont tendance à n’aller à l’école que jusqu’à seize ans. Pour faire des études supérieures ils doivent aller sur le continent (et bien souvent y rester faire leur vie). Ce que dans l’ensemble peu font. Ils y sont d’autant moins encouragés que le gouvernement leur garantit de toute façon un boulot  : et hop pas de chômage à Tristan da Cunha  ! Bon du coup ils sont quatre pour changer une ampoule mais passons. L’autre problème c’est que la main d’œuvre qualifiée est quasi inexistante, d’où une présence constante d’un petit nombre d’expatriés aux postes clés de l’île.
Quand l’Albatros replie ses ailes à 22h  (what the fuck ?!) on se rapatrie chez Léo pour continuer la soirée avec quelques expats’ et des jeunes tristanais.


***

(…)
Des tristanaises, chez Léo j’en rencontre quelques unes. Enfin je ne les croise plus que je ne les rencontre en fait. Il y en a une bonne demi-douzaine, qui doivent avoir entre vingt-cinq et trente ans. Elles sont toutes assises et plutôt silencieuses dans la première pièce de la petite maison. Elles baissent légèrement les yeux quand je traverse leur petite assemblée et ne croise que de brefs et timides regards. Pas un seul mec. Ceux-là sont tous dans le salon et se mélangent assez bruyamment avec les expats hommes et femmes, dont Carmen qui est du coup bien entourée. Je me souviens immédiatement avoir lu pas mal de choses sur la structure historiquement patriarcale de leur petite société mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit toujours aussi présent. Ça fait bizarre.


On picole pas mal. Brandy, whisky, gin-tonic, bières…pas de pénurie au rayon booze! On n’arrête pas de me resservir et je commence à être moi aussi gentiment grisé. Je suis approché par G. qui lui est bien chargé. Du coup il ne fait pas trop d’effort pour se faire comprendre et j’ai du mal à suivre ce qu’il me dit dans un pur dialecte tristanais quasi-indéchiffrable. «  I’s fine, how you is  brozer?  (I am fine, how are you brother?)». On arrive difficilement à communiquer et il revient toujours au même point  : combien je suis payé pour être là  ? Je lui explique que j’ai reçu une bourse mais il ne semble pas piger et insiste lourdement pour connaître mon salaire. Ça tourne au dialogue de sourds et je le vois qui semble se vexer. Il se barre et retourne coller Carmen.


Lammond, qui est la gentillesse incarnée, a assisté à la scène sans intervenir. Lui est là depuis trois mois et commence à comprendre certains trucs propres à l’île. Il me décode ce qu’il vient de se passer et va me faire ainsi gagner un peu de temps. D’abord l’insistance de G. à vouloir connaitre mon salaire (qu’il n’aurait probablement pas eu sobre) vient de sa confusion à penser que je suis un de ces expatriés payés par le gouvernement, m’explique-t-il. Et ceux-ci le sont mieux que les insulaires, primes mais aussi niveaux de qualifications obligent. D’où une certaine rancœur à leurs égards. Ensuite l’erreur que j’ai commise est de lui avoir coupé la parole avant qu’il n’ait fini ses phrases. Et ça c’est pas à cause de l’alcool. Les tristanais, m’explique-t-il, ont une manière bien à eux de s’exprimer : très, très lente. Ils font trainer leurs phrases à tel point que l’on pense qu’ils ont fini de dire ce qu’ils avaient à dire alors qu’en fait non. Du coup faut être très patient afin de t’assurer que c’est bien à ton tour de parler. Et je constate en effet qu'ici toutes les conversations sont ponctuées de longs céder le passage sur la route sinueuse du langage.


Un peu plus tard Lammond et moi zigzaguons à la lumière de sa lampe frontale dans le village plongé dans une obscurité parfaite. Je m’affale sur mon lit tout habillé et m’endors direct.


***

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