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Isabelle Tessier

Postface de Pursuit, éd. Filigranes

2012

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Pursuit s’ouvre et s’achève sur l’expérience d’une articulation de paysages et d’espaces englobant un ensemble de portraits et de scènes de vie réalisés par Richard Pak aux Etats-Unis de 2003 à 2009. Par la meurtrière s’offre un parcours de pénétration du regard s’enfonçant dans un lieu où se forme, où se fige l’histoire et l’image d’une rencontre, furtive ou au contraire prolongée voire renouvelée. Cette rencontre que l’auteur choisit de fixer doublement, par la photographie et par l’écriture, témoigne du chemin parfois sinueux qui le conduit à s’engager dans un enfermement où se joue une tension, un désordre, une lutte, un trouble. Cet enfermement, telle une matrice, est indissociable de son rapport avec la genèse liée à l’apparition de l’humanité, des maux et des douleurs qui en découlent autant qu’à l’élaboration, la conception d’une figure, d’une pensée. Il est ce réceptacle d’où surgit l’instant, ce lieu qui restitue et perpétue la fabrication des images d’où s’échappent les maux de l’humanité tels que la misère, la maladie, la vieillesse, le vice. En s’immergeant dans cette boîte de Pandore dont il choisit de révéler le contenu, Richard Pak transgresse, incise, ouvre un interstice avec ce désir d’abandonner la superficialité des choses, de dévoiler une profondeur pour découvrir ce qui se passe à l’intérieur, pour identifier et montrer des êtres, leur vulnérabilité, leur crainte, leur ennui, la complexité de leurs relations à l’orée puis au cœur de la Grande Récession. Dans ces fragments de vie de la Middle Class et de la White Trash, seul l’espoir demeure avec le souvenir lointain d’une quête du bonheur. Ce dernier envisagé différemment de l’Idée d’un état, est-il la résultante d’une maîtrise des inclinations ou au contraire lié à l’assouvissement de besoins et de désirs devenus ici une sorte de simulacre ? Si poursuivre son propre bonheur n’est pas un devoir, il devient dès 1776, un objectif politique et un droit institutionnalisé dans la Déclaration d'indépendance des États-Unis d'Amérique : « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. » Cette forme juridique du bonheur et la croyance qui en découle s’incarnent selon le sociologue américain David Riesman dans la perspective d’une expansion économique, dans l’espoir de l’opulence et dans l’individualisme activiste qui en résulte. Le bonheur ne serait donc pas un état intérieur mais une activité de consommation visant non seulement à pourvoir les besoins mais à garantir du "bien-être" et à atteindre l'abondance.

 

Dans les traversées de Richard Pak, la rencontre avec la mort se découvre souvent à travers l’objet devenu sujet de sa propre négation par sa destruction et sa désintégration. Amassé, empilé, il s’expose dans des espaces soumis à une dévastation évoluant vers un état comportant le moins d’organisation, des espaces entropiques où l’ordre se perd, le désordre règne, le potentiel énergétique du système est totalement épuisé.  Dans Le Voyage d’Anna Blume, Paul Auster décrit un monde semblable à ces lieux de désolation : « un pays des choses dernières » où Anna, à travers ses errances dans une ville aux rues éventrées, tente de survivre au froid, aux prédations et au désespoir, lutte pour subsister parmi les « chasseurs d’objets » et les « ramasseurs d’ordures ». « A un certain point, les choses se désintègrent en fange, ou en poussière, ou en débris, et ce qu’on obtient est quelque chose de neuf, une particule, ou un conglomérat de matière qui ne peut être identifié. C’est une agglutination, un atome, un fragment du monde qui n’a pas de place : une nullité des choses ». En rendant visible le phénomène de l’entropie, cet anéantissement inéluctable qui est derrière la notion de temps, Richard Pak nous dévoile une allégorie de la mort d’un système basé sur une idéologie de la croissance et sur le déploiement excessif de la production et la consommation. Au-delà du chaos, la figure de la mort se perçoit à travers l’implantation d’une pierre érigée à l’entrée d’une propriété sur laquelle est gravée une chouette (l’oiseau d’Athéna, déesse de la sagesse) ainsi que le nom des heureux propriétaires «The Harkinsons » telle une stèle, une sépulture familiale… Elle se lit également à travers l’absence, le vide de la maison de William Faulkner d’où pourraient surgir ces mots : « Je me rappelle qu’étant jeune, je croyais que la mort était un phénomène physique. Maintenant, je sais que c’est tout simplement une fonction de l’esprit, et encore de l’esprit de ceux qui subissent la perte. Les nihilistes disent que c’est la fin, les fondamentalistes disent que c’est le commencement. En réalité, ce n’est pas autre chose qu’un locataire, pour ainsi dire, ou une famille qui quitte son appartement ou sa ville. » (Tandis que j’agonise, W. Faulkner)

 

Dans les bribes de vie que Richard Pak dévoile, les corps et les visages deviennent le lieu d’une attention particulière. Leur présence et leur force se caractérisent souvent comme une apparition produite par un halo de lumière leur conférant une dimension tragique, un caractère pathétique renforcés par une certaine théâtralité. L’éclairage, l’environnement, leur mise en situation dont l’apparente stabilité, la tenue (retenue ?) ou au contraire le déséquilibre, la faiblesse, l’impuissance semblent être inhérents aux vêtements qui les enveloppent, à peine parfois, concourent à une forte dramatisation. Dans ces espaces desquels ils émergent et dans lesquels ils se fondent à la fois, les visages deviennent un point de mire visant à atteindre non pas le grain ou la surface de la peau mais le siège d’un état, le lieu de la conscience. Car c’est bien à travers une capture de ces quelques centimètres de chair que se reflète ce qui se joue au plus profond de la « citadelle » de l’âme : la souffrance, la solitude, l’ennui, le dégoût, la crainte… Aucun masque de haine, de rébellion, de révolte mais une incarnation de l’apathie, une figure de la résignation que seule pourrait contredire l’image d’un ours menaçant, la gueule ouverte, les crocs acérés, prêt à bondir sur sa victime s’il n’était empaillé… Le portrait photographique, cette construction artificielle, place souvent le «modèle» devant une image où il se reconnait paradoxalement comme différent de ce qu’il est, comme s’il y avait une altération de son identité. Le portrait photographique comme le stade du miroir lacanien symbolisé ici par le tatouage « Follow your dreams » (inscription inversée, lisible tel un négatif sur la peau) renvoient  à un passage qui n’est jamais véritablement assumé et qui garde des traces actives pouvant déstabiliser celui qui se regarde. Dans le miroir comme sur la surface de la photographie il n’y a pas véritablement un rapport de soi à soi mais la traversée d’un autre. C’est une image qui révèle un double d’une autre ressemblance engendrant au-delà du problème spécifique de l’identité (en terme psychanalytique), la crainte d’une réflexion vulgaire ou même obscène de la réalité. Ces rapports de « ressemblance » et de « dissemblance », ces écart et rapprochements de l’image et de son modèle rappellent l’histoire de l’icône. Cette dernière, à travers le schéma d’une relation de l’homme à Dieu rend compte du lien fondamental qui unit le destin de l’image artificielle à une réalité vivante et corporelle. Comment ne pourrions-nous pas souhaiter que les icônes du désespoir reflètent malgré tout un espoir toujours vivant en puisant dans leur souffrance la force de parvenir à une victoire issue de luttes futures ? »​

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